Tout le monde le sait. Les chercheurs, scientifiques ou cliniciens, sont des illuminés qui ne travaillent que pour le bien de l’humanité. Certains pensent un jour recevoir un prix Nobel, d’autres bossent sur des études foireuses censées démontrer qu’avaler un yaourt cradingue est bon pour la santé ou la peau. Beaucoup se font arroser par les firmes en publiant dans des revues dites prestigieuses des résultats à la limite de l’éthique ou de la morale. Enfin, certain petent les plombs et décompressent en étudiant des événements qui ne servent à rien mais qui sont donc indispensables.
Il était une fois un groupe de chercheurs australiens* bien malheureux. Les pauvres lapins, souhaitant profiter du traditionnel « tea time » et boire leur breuvage préféré, se sont aperçu avec effroi que toutes les petites cuillers avaient disparu de la cuisine de leur laboratoire. Horreur. Malheur. Comment allaient-ils mélanger le sucre et la pointe de lait au délicieux Darjeeling qu’ils s’apprêtaient à consommer? Une seule chose restait à faire : se précipiter au supermarché le plus proche et acheter un stock conséquent de nouvelles petites cuillers. Bien malheureusement pour eux, les nouvelles cuillers ont rapidement disparu de l’institut.
Exaspéré par leur incapacité semi-permanente à touiller leurs mixtures, la joyeuse troupe de docteurs a décidé d’adapter les méthodes les plus pointues employées par les épidémiologistes et d’analyser le phénomène. L’énigme des Crop Circles décrite dans le feuilleton de l’été de TF1 allait vite paraitre bien fadasses à côté. Cependant, avant de se lancer dans une étude, il est toujours conseillé de consulter la littérature : Une minutieuse analyse des publications médicales et scientifiques n’a toutefois pas permis de trouver la moindre étude consacrée au phénomène. Comme dans toute bonne étude clinique, des objectifs clairs ont été définis. L’objectif principal de l’étude était d’évaluer le taux global de perte de cuillères à café. Les objectifs secondaires étaient (i) de calculer la demi-vie des cuillers dans l’institut, (ii) de déterminer si des cuillères à café placées dans les salles communes disparaissaient plus rapidement que les autres, et enfin (iii) si des cuillères à café de meilleure qualité étaient chipées prématurément.
Pour ceux qui auraient une irrépressible envie de dormir, je recommande la prise d’un Guronsan (Acide ascorbique (Vitamine C), Caféine, Glucuronamide) dilué dans un double espresso. Demandez conseil à votre médecin ou à votre pharmacien avant de prendre tout médicament.
L’institut MacFarlane Burnet pour la recherche médicale et la santé publique basé à Melbourne employait à l’époque 140 personnes. Le laboratoire possédait huit salles où il était possible de prendre une collation ; quatre salles appartenaient à des unités indépendantes et quatre étaient communes. Une étude préliminaire a tout d’abord été réalisée. Les chercheurs ont ainsi acheté 32 cuillères à café plates en acier inoxydable discrètement numéroté avec du vernis à ongles rouge sous les poignées. Ces cuillers ont ensuite été distribuées dans les huit salles choisies.
L’équipe a ensuite effectuée un audit hebdomadaire pendant plus de cinq mois pour évaluer tous les changements dans la distribution des cuillers. Cinquante-quatre nouvelles cuillères à café en inox basique et 16 cuillères bling bling de marque ont été rachetées. Les cuillères à café ont a nouveau été réparties dans les huit salles, avec toutefois une proportion plus élevée dans les salles ou les cuillers disparaissaient plus rapidement selon les résultats de l’étude préliminaire. Les cuillers ont ensuite été méticuleusement recensées toutes les semaines pendant cinq mois. Le projet de recherche a ensuite été révélé au personnel de l’institut (on appelle cela la levée de l’aveugle). Le personnel a ensuite été invité à renvoyer ou rapporter de façon anonyme toutes les cuillères marquées insidieusement déposées dans leurs tiroirs ou ramenées chez eux (les vilains).
Cinq mois après le début de l’étude, 56 (80%) des 70 cuillères à café avaient disparu. La demi-vie des cuillers était de 81 jours en moyenne. Le type de salle dans lequel des cuillères ont été placées a affecté le taux de perte. La demi-vie était de 42 jours pour les salles communes et de 77 jours pour les autres salles. La quantité de cuillères de haute qualité disparues n’était pas sensiblement différente de celle des cuillères à café de qualité normale. Pour faire court et ne pas faire fuir l’ami Tarvalanion, 252.4 cuillères devraient être achetées chaque année dans le laboratoire afin d’en maintenir une quantité constante. Enfin, en comparant la population du laboratoire à celle de Melbourne (environ 2.5 millions), 18 millions de cuillères devraient disparaitre chaque année. L’ensemble de ces cuillères couvrirait une longueur de plus 2700 kilomètres et pèserait plus de 360 tonnes.
C’est beau la science, non? :thumbup_tb:
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* Megan S C Lim, Margaret E Hellard, and Campbell K Aitken. BMJ 2005 331: 1498-1500