Je me souviens parfaitement de ce vendredi. Je revenais d’un périple en Patagonie. J’avais oublié de désactiver le mode avion en sortant de Newbury. J’étais concentré sur ma future recherche d’un taxi à la sortie de l’aéroport. J’appréhendais l’agressivité de la capitale argentine. J’étais fatigué, il faisait chaud, et je souhaitais me rendre le plus rapidement possible au Buenos Aires Grand Hotel du côté de Recoleta. Le transfert fut très rapide. Je ne connaissais pas le quartier. La surprise fut grande. J’avais alors l’impression de débarquer en plein seizième arrondissement de Paris, étant entouré d’immeuble bourgeois à l’allure curieusement très haussmannienne. Accueil impeccable. Ma valise avait été montée dans ma chambre le temps de l’enregistrement. Moquette onctueuse, mobilier cossu, pièce spacieuse et suréquipée, étage supérieur et vue sur le parc, petites attentions. J’étais comme un coq en pâte et allais passer la plus belle des soirées. Au calme.
Je n’ai pas attendu de ranger mes affaires pour passer sous la douche. J’ai ensuite allumé mon ordinateur afin de revoir les photographies prises sur les gigantesques glaciers à l’extrême sud du pays. Puis j’ai connecté mon Mac et mon iPhone au Wifi. Soudain, ma messagerie s’est affolée. Même chose côté WhatsApp, Facebook et SMS. Deux amis espagnols me demandaient si tout allait bien. Ils me demandaient si ma famille et mes amis allaient bien. Je ne comprenais rien. On parlait d’un attentat, de vingt morts, puis de quarante, puis de plusieurs attentats aux alentours de la place de la République à Paris, puis d’encore plus de morts. Les chiffres s’emballaient. J’ai ensuite allumé la télévision. Toutes les chaines étaient en boucle sur Paris. Le défilement brutal et agressif d’images était très violent. J’avais la désagréable impression d’être Paul Fournier dans Hibernatus.
Je ne suis pas sorti diner. Je suis resté hypnotisé par la télévision. Je me suis réveillé le lendemain matin de très bonne heure sur un fauteuil, courbatu. Je devais libérer la chambre pour midi, et reprendre un avion en fin de journée pour le nord argentin. J’ai alors préféré directement rendre ma chambre, ai laissé mes affaires au concierge, et suis parti dans les rues de Buenos Aires avec mon appareil photo au cou. J’ai pris le métro jusqu’à la station Florida avec l’idée de descendre la rue Defensa jusqu’à San Telmo, un quartier supposé populaire qui m’avait accueilli à mon arrivée en Argentine une semaine plus tôt. Florida grouillait de touristes. On m’arrêtait tous les cinq mètres afin de me proposer des Pesos à un taux défiant toute concurrence. J’avais toutes les chances de me voir échanger de la fausse monnaie. Le pays était en faillite et la devise nationale était de la monnaie de singe.
Je suis finalement arrivé Plaza de Mayo. L’endroit était étrange. Vaste. L’architecture était hétérogène, entre celle de la cathédrale métropolitaine d’inspiration romantique, la pyramide de mai, de vieux immeubles mal entretenus et des jardins abandonnés et grillés par le soleil. La place est connue de tous. Des mères d’enfants disparus pendant la dictature y manifestent toujours leur colère. On retrouve des châles blancs peints sur le sol de la place. Plantés dans l’herbe sèche, des croix blanches symbolisent les enfants disparus.
En cette fin de matinée, des employés et des étudiants se retrouvent pour déjeuner. Il fait lourd. On entend un air de tango venu d’une arrière cour. Tout cela fait tellement cliché. Peu de bancs sont disponibles pour se reposer. Qu’importe, quelques mètres carrés de pelouse appelant à la sieste. Tout le monde semble habitué. On se couche devant les croix. On parle. On refait le monde. On s’endort. Tout cela semblait irréel. Encore plus ce jour là.