J’irai cracher sur sa tombe

Ce matin je me suis réveillé avec une envie de vomir.

J’ai pensé à mon père toute la nuit. Encore une maudite insomnie. Je me suis réveillé le cœur rempli de dégoût, de pitié et de colère.

Plus le temps passe, plus je me rends compte qu’il est certainement responsable d’une partie de mes problèmes existentiels. Cela peut faire sourire. Ne pas s’accepter physiquement, intellectuellement ou moralement parce que votre référent vous a rabaissé pendant des années.

Je me suis dirigé vers la salle de bains et me suis regardé dans la glace. Mes traits étaient tirés et ma gueule blafarde. Il m’est apparu, jeune. Mêmes cheveux blonds, même regard bleu. Lui ressembler m’est insupportable.

Il y a quelques années, je me suis lancé dans une psychanalyse. On m’avait prévenu. La psychanalyse était un marathon intellectuel extrêmement prenant et douloureux. Et il était très difficile de sauter du train en marche. Les débuts furent laborieux mais j’ai vite pris du plaisir à rencontrer trois fois par semaine mon analyste. Je lui parlais au début de tout et de rien car je n’avais pas confiance en lui. Mais cet inconnu m’a petit à petit guidé et j’ai commencé à m’ouvrir à lui. Je me suis parallèlement plongé dans les Ecrits de Lacan.
J’étais cependant trop impatient et j’ai vite eu l’impression de ne pas avancer aussi rapidement que je le souhaitais. Je n’étais pas prêt à passer les quinze prochaines années en sa compagnie. J’ai donc essayé par tous les moyens de me séparer de lui. C’était devenu un jeu entre nous. A chaque début de séance, j’exprimais le souhait de mettre un terme à notre relation, un peu comme deux amants au bord de la rupture.

Mais ma décision était prise. Je devais le quitter.

Un soir, je lui ai avoué que j’avais une obsession pour la parité. Je trouvais cela amusant. Quand j’étais petit, je comptais toujours les bandes blanches au milieu de la route. Si j’arrivais à un compte pair, mon séjour allait bien se passer. Lorsque je regardais un film sous-titré, je comptais les mots du début jusqu’à la fin et l’ensemble se devait d’être également pair. Même chose pour les formes géométriques : Un carré est une forme harmonieuse, pas un triangle.

Il m’a juste répondu :


« Ah oui, comme c’est curieux. C’est vraiment curieux.
Mais dites-moi, votre passion pour les chiffres pairs, c’est un peu comme l’aversion que vous entretenez pour votre père… »

Je n’ai rien répondu. Deux petites phrases insignifiantes m’avaient permis de comprendre que même si je considérais qu’il ne faisait plus partie de ma vie, l’ombre de mon père était bel et bien enracinée au plus profond de moi. Je suis sorti, me suis assis sur un banc public et j’ai pleuré. Assez longtemps pour qu’une passante s’approche de moi et me tende un mouchoir.

Je suis rentré à la maison et me suis allongé. Je me suis alors souvenu d’une multitude de détails insignifiants.

Il se faisait un devoir de s’occuper de moi pendant les vacances scolaires. Il ne prenait jamais de congés. Je restais donc seul entre sept heures du matin et dix heures le soir. Il rentrait tard car il rejoignait sa maîtresse.
La prise de téléphone était cachée dans un placard fermé à clef. Il coupait la ligne téléphonique car il ne souhaitait pas que j’appelle maman. Le soir, il s’allongeait dans le canapé et lisait un livre. Des pièces de monnaie tombaient parfois de sa poche et se glissaient entre les coussins. Je les récupérais le matin. Parfois, j’avais de la chance car il avait perdu des pièces de cinquante centimes ou d’un franc. Elle se transformaient alors en trésor. En Sésame.

Chaque fois que je souhaitais sortir, je laissais entrouverte une fenêtre. Papa ne souhaitait pas que je quitte la maison et ne me laissait jamais un jeu de clefs. Une cabine téléphonique était située à l’entrée du village. Je pouvais donc m’y rendre en cachette et dépenser les fruits de mon larcin en appelant maman. Je ne me plaignais pas. Je souhaitais simplement entendre sa voix.

Il a toujours considéré que j’étais un imbécile et que j’étais laid. Il se faisait un plaisir de lâcher une petite phrase assassine lorsque nous dinions en compagnie de ses amis. Lorsqu’il était jeune, il était un athlète. Pourquoi lui avait-on donné un fils aussi gras. Il était certainement maudit. Il aurait donné n’importe quoi pour être le père de mon meilleur ami. Il lui disait souvent et m’a fait découvrir la jalousie.

Les repas étaient toujours arrosés et se terminaient immanquablement pas le même rituel. Les juifs, les arabes et les noirs étaient responsables du déclin de la France. Il fallait tous les renvoyer chez eux ou les supprimer. Sans parler de ses diatribes sur les pédés. Lorsque ma belle-mère s’est installée à la maison, son antisémitisme, sa xénophobie et son homophobie n’ont fait qu’amplifier. Je quittais toujours la table précocement avec la nausée. Les dernières années, nous en sommes presque venus aux mains. Il me considérait comme un sale extrémiste de gauche perverti par mes camarades de faculté..

Je comprends maintenant pourquoi je vis en permanence avec un sentiment d’abandon, comment un signe insignifiant peut se transformer en drame, pourquoi j’ai peur de me confier et que j’éprouve constamment le besoin d’être rassuré. Pourquoi j’ai besoin d’attention(s). Cela paraît simple mais j’ai mis des années à m’en rendre compte.

Reste à apprendre à vivre avec.

J’attends avec impatience le jour ou il crèvera, seul. Il reste une seule place dans le caveau familial. Juste à côté de ses parents. Je n’irai finalement pas cracher sur sa tombe car il ne mérite que de l’indifférence. J’essaye de m’en persuader.

29 commentaires sur “J’irai cracher sur sa tombe

  1. Ton billet me touche… Mon père est un homme faible et lâche avec qui j’ai coupé tous liens. Il a lui aussi marqué mon enfance. Le passage où tu évoques la belle-mère me rappelle de mauvais souvenirs. Il m’arrive également parfois de ressentir ce sentiment étrange en me regardant dans la glace, lorsque certains jours je constate, désolé, que je lui ressemble… mais alors je souris et me dis que la ressemblance qui nous lie n’est que physique. Je t’embrasse.

  2. Billet bouleversant…

    Je ne sais pas si ça va te servir en quoi que ce soit, mais j’ai eu l’occasion il y a quelques mois de vérifier comme la « marque du père » est forte, même quand ce dernier est … mieux intentionné que le tien, on va dire.

    Pourquoi le regard de nos pères même aimants nous donnent-ils l’impression que jamais, on ne sera assez bien ? Peut-être sent-on dès le départ que leur amour est un rien moins inconditionnel que celui de nos mères ? Non, ça ne me paraît pas juste.

    Et pourtant…

    Je me bats pour que mon père prenne sa place de grand-père, mon amoureux est irrémédiablement fâché avec le sien… et autour de nous, dix fois la même histoire, que toi, que moi, que lui. Pas tout à fait la même, mais toujours cet écho, cette peur, cette faille dans la construction, liée à « je ne suis pas celui/celle qu’on aurait voulu ».

    Et diable que mon père m’adore, pourtant.

    Mais même si la fissure est partagée, la souffrance nous reste unique…

    Bref.

    Vis ta vis. Tu m’as l’air de faire ça très bien.

  3. Magnifique et boulversant billet qui résonne en moi avec mon histoire familiale..
    Moi c’est avec mes « mères » que j’ai un pb, celle qui m’a eu très jeune et qui a préférer son mec à sa fille et l’autre qui m’a élevé avec ses principes auquels j’étais totalement rétive, mais elle était ma mère…et puis insidieusement tout a basculé, tout s’est renversé, celle qui m’a abandonné est devenue ma seule et unique Mère et puis l’autre…..
    Maintenant il me reste à gérer les demandes de ma fille qui veut rencontrer la maman de sa maman….je me dis qu’il faut que je rompe ce divorce, que je parte à sa recherche car moi aussi j’en ai besoin..
    je te fais de très très gros bisous

  4. Il est bouleversant ton billet roidetrefle. Je pense que c’est lui même qu’il haïssait à travers toi… Mais je ne suis pas qualifiée pour tenir ces propos excuse-moi.
    Je ne voudrais pas te donner de fausses joies mais même mort il te fera chier quand même… Désolée. A toi d’avancer, de ne pas te détester, de t’aimer.

    Tu sais j’ai écrit un billet sur ma mère, mais depuis des mois je tourne autour du clavier et n’arrive pas à écrire sur mon père. J’ai beaucoup à lui reprocher, sauf une chose : il m’aimait, il nous aimait. Je prends conscience maintenant de cette force en lisant ton billet, je suis émue, et j’ai honte d’avoir été si nulle avec mon père, avec ma mère, même si c’est sûr on pouvait leur en vouloir pourdes tas de choses.

    Merci roidetrefle, prends soin de toi, tu es une personne précieuse et de grande qualité. Je suis heureuse de te connaître.

  5. Beau billet, L’analyse c »est une aventure et tu décris la difficulté d’ouvrir certaines portes. Lire Lacan ne peut pas remplacer l’expérience singulière de se coltiner à son propre psychisme. Et la remarque de ton analyste est en fait tellement évidente et même d’une simplicité désarmante. Or qu’est-ce qui t’empêchait d’en prendre conscience auparavant? si ce n’est de passer par le divan. De laisser cheminer en toi la compréhension des liens avec ton père. J’ose ce jeu de mot : qui perd gagne 😉
    « Reste à apprendre a vivre avec » oui et je te souhaite d’y parvenir.

  6. Juste pour dire que j’ai exactement la même obsession pour les chiffres pairs (comptant les mots dans les phrases pas trop longues, les choses deux par deux exactement comme tu le décris) et aucun problème particulier avec mon père.

  7. C’est souvent problématique effectivement. Je suis de tout coeur avec toi pour avoir des problèmes également. Mais au moins, le mien a eu le « mérite » de ne pas m’avoir enfoncé psychologiquement. Si tant est que l’indifférence puisse être porté au registre des mérites… :furious_tb:

    Personnellement, je trouve que tu t’en tire bien au final ! T’as su tirer ton épingle du jeu. T’es quelqu’un de valeur et de sympathique. Chapeau bas ! :thumbup_tb:

  8. Ah je suis bien contente de ne pas être la seule à avoir une obsession de décompte. Mais là n’est pas la question, n’est-ce pas ?

    Je crois que nombre d’entre nous sont marqués par la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être la personne que l’on pense devoir être… Que cela nous vienne de notre père, de notre mère, de notre petite soeur, de nos profs, du chat de la voisine… (haute improbabilité de la dernière hypothèse, soit, mais est-ce que ça changerait quelque chose au problème ? Non.). Il est souvent long, difficile et douloureux de découvrir quelle en est l’origine – et encre plus d’y remédier – mais c’est certainement une étape primordiale dans la construction de soi.

  9. J’espère ne pas être trop maladroite à exprimer cela, roidetrefle, mais je te souhaite très fort un jour… de lui pardonner. Pour te libérer, toi.

    Même si mes parents ont été « moins pires » que ce que tu racontes, j’ai oté un poids énorme de mes épaules le jour où, dans une « illumination » soudaine et après un Noël-règlement de comptes particulièrement pénible, j’ai d’un seul coup décidé de cesser d’espérer qu’ils soient différents de ce qu’ils sont… L’analyste que je voyais à ce moment-là m’a dit que j’avais fait un bond en avant qui prenait parfois 5 ou 10 ans de divan… Du coup, j’ai arrêté !

    Je te souhaite un chemin vers cela. Bises

  10. Je rejoins Traou et Fauvette, j’ai eu des parents bien moins pires que ce que tu décris, mais néanmoins pour moi toxiques et j’en paye douloureusement les conséquences à l’heure actuelle. Seulement voilà, ils nous aimaient ma soeur et moi et croyaient bien faire, tenir justement leur rôle, quand ils foiraient à fond.
    Je me sens privilégiée par rapport à toi.

    Pour avoir été envoyée en cure de causette à l’issu d’un cumul de calamités dans ma vie qui a dépassé mes capacités d’encaissement d’adversité, et avoir arrêté dés que j’ai pu, sans que ça puisse être considéré comme un refus de me soigner (mais me soigner de quoi ? D’un sort acharné et des mauvais coups de les autres m’ont donnés ?), je ne crois pas que ça soit la solution universelle à tout et pour tous. Elle peut aider certains d’entre nous face à certaines choses. Mais si on est déjà capable de se souvenir précisément de ce qui n’allait pas, et nous a rendu tels qu’on est, à quoi bon le ressasser ? Je pense que tu as bien fait d’arrêter.

  11. Bigre ! Ce qui est impressionant, c’est à quel point des choses qui semblent totalement évidentes a posteriori ne se révèlent qu’après un énorme travail sur soi. On peut se lamenter sur les années perdues à vivre avec des oeillères, mais c’est 1. totalement vain de vouloir réécrire son histoire 2. un mécanisme d’autoprotection qui permet de continuer à avancer. Impressionant témoignage, en tout cas.

  12. j’ai la chance d’avoir des parents qui – s’ils ont parfois pu être maladroits et ont évidemment contribué à faire de moi ce que je suis (même dans les aspects les plus négatifs), des parents qui m’ont toujours aimé et voulu que j’aille bien. Ils me l’ont prouvé encore l’an dernier dans la tempête que j’ai traversée…
    Alors dans tous les comm’ qui ont déjà été postés j’ai envie de reprendre en partie celui de Traou : « roidetrefle, je te souhaite très fort un jour… de lui pardonner. Pour te libérer, toi. » Ce serait sans doute la pire vacherie que tu pourrais lui faire…
    (by the way… Tu es plutôt beau garçon ,tu sais ça ? )

  13. Ayant grandi avec des parents qui ont pratiqué la mésestime de soi à haute dose, je ne peux que comprendre et partage bon nombre des réflexions que tu as pu écrire dans ce billet.

    Je n’ai pu me construire quà partir du moment où j’ai rencontré jérôme et sa famille qui m’ont permis de « grandir » avec des regards positifs.

    Mais tout comme Traou, j’ai cessé de détester mes parents, je les vois (peu), ai su prendre mes distances avec eu et surtout n’attends rien d’eux afin de ne plus jamais être déçue par eux (et notamment ma mère). On s’fait une soirée canapé/analyse ?

    mais mondieumondieu, que je connais ce besoin d’être rassurée de manière permanente.

  14. Ton père est un drôle de type qui doit lui même avoir pas mal de casseroles au cul pour haïr tout ce qui ne lui ressemble pas…

    C’est vrai que ce genre d’histoire, ça abîme, ça cisaille, ça fait des creux, des bosses dans la tête, dans les tripes. Mais ce qui est sûr, c’est que tu ne lui ressembles pas, non, parce que toi tu as sorti la tête du sable, tu es dans le mouvement, tu ne fermes pas les portes à clé, tu regardes autour de toi… et tu es beau comme un astre.

    Je t’embrasse fort.

  15. Cette note me bouleverse totalement, tant par le désarroi qu’elle exprime que par la violence qui en ressort. Je ne ferai que reprendre les mots de certains des lecteurs en remerciant l’esprit du ciel ou de je ne sais où qui m’a donné le père que j’ai.

    Chacun porte une croix et je pense que tu l’as parfaitement identifiée et que tu poses des mots très précis sur des sentiments très puissants.

    Il ne me reste plus qu’à te dire à quel point je trouve que tu es un mec formidable et que malgré cette souffrance que tu portes, tu es un rayon de soleil à chaque fois que je te vois !

  16. Je suis aussi très touchée par votre billet mais je ne crois pas au miracle de la psychanalyse. J’ai un frère qui suite au suicide de son jumeau (un vrai jumeau) s’est lancé dans cette aventure simplement pour survivre…Il a survéecu mais ne s’en est jamais remis. Comment guérir de ses blessures ? je n’ai pas de réponse mais j’espère qu’il y a d’autre voie que la psychanalyse.

  17. Ça me rappelle qu’en analyse que racontais à mon psy que j’avais fait un rêve qui se passait à Quimper, ville où je n’ai jamais été bien sûr. Et le psy de me dire que notre inconscient jouait constamment avec les mots. On n’a jamais qu’un père et on est bien obligé de faire avec… D’une manière ou d’une autre en décidant de l’effacer de sa vie ou en lui foutant son poing sur la gueule…
    cela dit, ça me fout en colère quand je vois des mecs comme toi qui ont tout : intelligence, beaugossité, gentillesse, humour ne pas être sur d’eux et souffrir à cause de pervers pépères… Quelle pression quand on devient parent à son tour…

  18. Ayant lu tous les commentaires, j’ajouterai à celui de Samantdi : « Ton père est un drôle de type qui doit lui même avoir pas mal de casseroles au cul pour haïr tout ce qui ne lui ressemble pas… » Non, au contraire, pour haïr tout ce qui lui ressemble… et c’est bien cela qui est troublant dans cette histoire, même si visiblement, il a nié toute ressemblance et que toi tu t’es évertué longtemps à la masquer.
    L’embonpoint masque, cache, traverti et protège…

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